25.1.09

 

L'art est-il divertissement? texte de Laurent Boyer

L’art est-il divertissement ?
(En écho à Danielle Jacqui, peintre à Roquevaire)

A quoi vise l’art sinon à nous montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ?
Henri Bergson

Lors d’une visite à la Maison de celle qui peint, où j’ai rencontré Danielle Jacqui, nous avons ébauché une discussion sur le sens du travail artistique. Ou plutôt, nous avons effleuré cette question : mais que fait-on quand on est artiste, comment définir ce que l’on fait quand on fait œuvre d’art ? Il ne nous a pas échappé que la question, ainsi posée, est aussi massive qu’insoluble dans le cadre d’une conversation. Elle méritait bien une analyse plus formelle.
Ce jour-là, Danielle J. racontait qu’elle avait entendu à la radio, l’exposé d’une conception de l’art qui assimilait celui-ci à de l’entertainment, c’est-à-dire du divertissement. J’ai bien compris qu’elle ne se reconnaissait pas dans cette idée et que cela lui semblait absurde. J’ai compris aussi qu’elle considérait cette pensée comme une insulte, dont l’étrangeté et la bêtise l’intriguait. Je me suis senti en accord avec elle : l’art ne pouvait pas être cette distraction du samedi et dimanche, où abattus par un quotidien sans saveur, nous fuirions dans le monde détourné des fictions artistiques. Fictions qui pourraient désigner soit une grande partie des spectacles que la société propose, soit encore une activité, pleine de « créativité », au sein d’un atelier associatif par exemple.
Mais qu’est-ce que l’art a donc à faire ici ?
Le divertissement ou l’entertainment, c’est l’état d’esprit (et l’action de donner cet état d’esprit) obtenu dans une occupation plaisante, parfois amusante, où l’excitation peut avoir l’apparence de la gaieté, de la joie et étendre sa gamme jusqu’à une hystérie dont le caractère gravement pathologique échappe aux yeux de nos contemporains.
Mais qu’est-ce que l’art a donc à faire ici ?
Comment l’idée de l’art a-t-elle pu glisser jusqu’à se confondre dans l’esprit des hommes avec celle de son frère ennemi : le sport ?
L’art serait donc devenu sportif. Cela peut se comprendre à partir de l’augmentation sans commune mesure au cours du XXème siècle, de la durée de « temps libre », à laquelle il faudrait ajouter le désir de spiritualité, de sens, et de raison propre à toute personne. Ce temps libre est un temps à soi, séparé de la contrainte, durant lequel il serait possible de « s’évader » ou pire encore : « se vider la tête », expression si malheureusement employée. A partir de là, toutes les aspirations humaines peuvent se transformer en divertissement,suivant les étapes suivantes. Le travail est fatigant, contraint. Le temps libre consiste à oublier ce travail et donc à oublier la réalité. Deux belles activités non productives, libres, s’offrent à l’homme : l’art et l’exercice du corps . Puisque le temps libre est occupé par le sport, divertissement, l’art, activité libre, devient un autre divertissement. Cette glissade de l’art, a atteint son degré le plus bas lorsque le temps libre a été totalement accaparé par l’industrie du loisir.
Un texte célèbre de Blaise Pascal propose un sens merveilleux au divertissement : toutes ces activités dans lesquelles nous tentons de perdre notre conscience pour ne pas être rattrapés par le néant infini de l’espace et de nos vies.
Nous nous divertissons, pour oublier notre condition d’homme : mortel, frêle, malade, inquiet… et nous nous divertissons aussi de notre moi dont le caractère improbable et infidèle a besoin de projeter hors de lui les failles qui le définissent.
Mais l’art est-il divertissant ? Le monde fictif qu’il invente et propose a-t-il pour but de nous faire oublier qui nous sommes et ce que nous devons faire ? L’art est-il un deuxième moi dont la réalité serait secondaire et qui ne serait tolérée qu’en raison de ses apports collatéraux comme par exemple, se décontracter, obtenir une plus grande efficacité dans le travail, être célèbre, s’enrichir, etc… ?
Non. L’art n’est pas un divertissement. Croire que l’on se distrait grâce aux œuvres d’art, productions normalisées de l’industrie de loisir, arts populaires, arts de la grande culture ou bien activités créatives en ateliers de loisir, ou encore travail des artistes de métier, croire cela est méconnaître totalement ce qu’est l’art.
L’art quel qu’il soit, nous amène à nous-mêmes et au monde. Pas seulement dans la fascination métaphysique pascalienne, ni encore dans ce détournement joyeux de l’artiste comme illusion valant vérité, mais dans l’être-simplement-soi, dans une action à la mesure de son corps et de son être tout entier. L’art n’est rien d’autre que le monde et soi. Ainsi, ne serait-ce pas plutôt tout le reste qui deviendrait divertissement : la profession, la famille, les devoirs sociaux ?
L’oeuvre d’art n’est pas un monde factice, qui nous permettrait de voir autre chose que de l’ennuyeux banal. L’œuvre d’art est vérité. Au sens où sa réussite la plus haute est celle qui nous dit la vérité sur le monde, sur les hommes, sur nos sentiments et notre conscience. L’œuvre d’art nous trouve. Tout comme le langage, qui pour dire, est bien obligé de se séparer des idées et des choses, l’œuvre elle aussi se sépare du monde « réel », celui où l’on ne pense pas, où l’on ne crée pas, pour dire que notre destin est là : dans ce regard saisi sur un portrait, au creux de cette mélodie, de ce vers, de cette forme, de cette histoire. Toute œuvre d’art montre un destin.
Ainsi, nous n’accorderons jamais assez d’importance aux moments de grâce que sont les chansonnettes de fin de banquet, les mélodies des lavandières ou les sifflements du charpentier. Ce ne sont pas des gestes « déportés », contingents, mais l’expression la plus vivante de ce qui est vécu.
Peut-on dire que le facteur Cheval se divertit lorsqu’il construit son palais ? Il ne passe pas le temps, il ne s’occupe pas, ce n’est pas du loisir. Il se fait lui-même, il réalise son destin dans le labeur qui représente ses rêves et ses valeurs.
Attention même les œuvres dites de divertissement, issues des « entertainment companies » nous amènent à nous-mêmes, à ce que nous sommes, pathétiquement. Ce nouveau Léviathan qu’est l’industrie du divertissement a bien accru le se-vider-la-tête, propre au temps des amusantes évasions. Cette industrie produit – mais surtout reproduit – des images, des supports à sentiments et à idées. L’usage de ces produits, en dehors de la réalité, est cadré : le soir après 20h50 et le week-end, disons en dehors du vrai temps de travail.
Le capitalisme a-t-il noyé les frissons sauvages de la création dans l’eau tiède du divertissement ? Non car la plus immonde des plus grosses productions commerciales et internationales, ne nous divertit pas mais nous parle et nous dit la vérité. Une vérité pâle et simple, maintes fois redite, exprimée avec des symboles éculés afin que tout le monde puisse la comprendre ou tout au moins la sentir. Toujours la même : nous aimons, nous voulons être aimés, nous pensons, nous rions, nous souffrons, nous sommes mortels.
Toutes ces affirmations, apparemment si niaises, jamais la vie réelle ne nous les révèle avec autant de finesse. Au contraire, dans la vie réelle, nous jouons un rôle où rien n’est jamais pensé mais où tout s’efface sous des gestes codés, des réactions conventionnelles et des pensées instantanées et confuses. Cette vérité sur nous-mêmes n’apparaît que dans l’oeuvre et c’est pour cela que nous aimons les spectacles car ils répètent cela à l’infini sous des formes qui essaient sans cesse de se renouveler. Dès lors, c’est peut-être notre rôle social qui nous divertit de l’art.
“Il n'y a pas d'art d'agrément.”disait Merleau Ponty car l’art n’est pas là pour faire joli, ni pour amuser la galerie , il permet de montrer aux autres et à soi-même les traces les plus pures de notre existence.
[Laurent Boyer, Floirac, septembre-décembre 2008]

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